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  LE PEUPLE DE LA PAIX







La biométrie

Tout sur le sujet de la biométrie: 
 
1:Manger sous surveillance 
 
L'usage d'une technique biométrique pour le contrôle d'accès à la cantine scolaire 
 
Xavier GUCHET 
 
Résumé :  
 
Les techniques biométriques évoquent immédiatement (cinéma oblige) le contrôle d'accès à des lieux sensibles. L'enjeu de leur usage serait sécuritaire. Or, ces techniques sont de plus en plus utilisées dans des lieux où la sécurité n'est pas toujours l'enjeu majeur : administrations, entreprises, écoles. Le contrôle d'accès aux cantines scolaires illustre très bien ce type d'usage non sécuritaire de la biométrie. En s'appuyant sur la grille d'analyse du pouvoir de Michel Foucault, la présente communication entend apporter un début de compréhension des mécanismes très spécifiques, et dans une certaine mesure nouveaux, du pouvoir qui s'exerce sur les élèves et dont la biométrie n'est qu'un élément.  
 
1. Le pouvoir en question 
 
1.1. Impératif sécuritaire contre libertés publiques 
 
Cette communication est un premier bilan d'une enquête menée par Sylvie CRAIPEAU (INT), Gérard DUBEY (INT) et moi-même, sur l'usage des techniques biométriques d'identification des personnes. Au sujet de ces techniques, une crainte majeure est souvent exprimée : le pouvoir en place se doterait de moyens de surveillance terriblement efficaces, laissant les sujets entièrement démunis, livrés à une transparence totale. Visibilité totale des sujets sous l'œil du pouvoir, grande efficacité des moyens d'action de ce même pouvoir : les techniques biométriques porteraient à un niveau d'efficacité jamais atteint le dispositif voir-agir qui matérialise l'exercice du pouvoir dans la société. On évoque alors Big Brother, référence quasi-obligatoire de ceux qui dénoncent cette emprise renforcée du pouvoir sur les sujets (un Big Brother Award a même été décerné par l’ONG anglaise International Privacy au quartier londonien de Newham, pour un dispositif de surveillance de la population qui comprenait un outil biométrique, un logiciel de reconnaissance faciale). En France, la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) apparaît comme un garde-fou contre les dérives du pouvoir qui s'appuie sur les techniques, et n'a pas manqué de se prononcer sur l'usage de la biométrie : elle a émis en l'an 2000 un avis défavorable concernant l'usage de la technique des empreintes digitales, pour l'accès à la cantine scolaire dans un collège niçois. La situation serait donc claire : il s'agirait de défendre les libertés publiques et de protéger les données personnelles des individus contre un pouvoir répressif, surplombant les sujets et portant atteinte à ces mêmes libertés. 
 
Il est exact que le 11 septembre 2001 s'est traduit, en particulier aux Etats-Unis, par une série de mesures qui ont été jugées liberticides : la biométrie s'insère dans un dispositif de surveillance contraignant qui s'est intensifié depuis lors. Ce phénomène ne peut pas être minimisé. Reste qu'une telle approche des techniques biométriques risque de passer à côté de l'essentiel.  
 
C'est probablement dans l'aéronautique que le développement de la biométrie est aujourd'hui le plus médiatisé. L'intérêt du secteur pour ce type de techniques ne date pas du 11 septembre, mais il est vrai que les attentats de New York ont incité les pouvoirs publics français à renforcer les contrôles d'accès aux avions et aux zones réservées dans les aéroports. Le souci sécuritaire est ici directeur, même si le secteur s'est aussi intéressé à la biométrie pour des applications plus commerciales. Les termes du débat semblent donc bien posés : des instruments de contrôle sont installés par le pouvoir d'Etat, dont un ministre bien connu a fini par symboliser l'exercice ; ces nouveaux outils entre les mains du pouvoir d'Etat peuvent avoir des effets liberticides dont la société civile doit se prémunir.  
 
1.2. Le contexte scolaire : un usage non sécuritaire de la biométrie ? 
 
Contrairement à son usage dans l'aéroportuaire, l'usage de la biométrie en milieu scolaire est très peu médiatisé. Qui sait que dans un certain nombre d'établissements scolaires en France, les élèves doivent introduire leur main dans une machine pour accéder à la cantine scolaire (technique par reconnaissance du contour de la main), voire pour accéder à l'établissement lui-même ?[2]  
 
L'intérêt des établissements scolaires pour la biométrie est récent, le collège niçois finalement débouté semble être le premier à avoir fait une demande en ce sens. Le principal du collège Joliot-Curie de Carqueiranne (Var), fort de l'expérience niçoise, a déposé en 2002 un dossier concernant la technique du contour de la main (pour l'accès à la demi-pension toujours). La CNIL a rendu un avis favorable en octobre 2002, estimant que cette technique, contrairement à celle des empreintes digitales, « ne laisse pas de traces dans la vie courante et ne peut donc être détournée de sa finalité première »[3]. Fort de l'aval de la CNIL, le principal du collège a demandé au prestataire technique de développer le produit. La machine a été installée dans deux autres établissements, à Sainte-Maxime (Var) et à Marseille. Après quelques difficultés au début, le dispositif est devenu opérationnel dans les trois établissements à la rentrée 2003 (un peu plus tard à Joliot-Curie). Plusieurs dizaines d'établissements scolaires en France sont actuellement en demande de ce dispositif pour le contrôle d'accès à la cantine scolaire, et il est à prévoir que dans les prochaines années, l'intérêt ira grandissant pour cette technique, y compris pour d'autres applications : accès à la bibliothèque de l'établissement, gestion des prêts de livres, accès à l'établissement lui-même[4].  
 
Or, l'impératif sécuritaire stricto sensu n'apparaît pas primordial. En effet, deux des trois établissements concernés sont situés dans des zones reconnues comme tranquilles, « sans histoire » : pas de graves problèmes de délinquance, de violence scolaire. Le thème sécuritaire n'est pas complètement absent, loin de là, mais il se formule de manière différente : il ne s'agit pas d'interdire l'accès à l'établissement à ceux qui n'y sont pas autorisés (comme dans l'aéroportuaire) ; il s'agit d'empêcher ceux qui sont censés être à l'intérieur, les élèves, de ne pas être là où ils devraient être (en l'occurrence, à la cantine) sans qu'on le sache de manière entièrement fiable. Non pas contrôler ceux qui entrent sans y être autorisés : contrôler ceux qui devraient entrer et qui n'entrent pas, ou qui sortent et ne reviennent pas. La cible, ce n'est pas l'intrus : c'est l'élève normalement inscrit. Certes, le contrôle des absences existaient déjà : mais avec la biométrie, le contrôle gagne en fiabilité. Renforcer la fiabilité des techniques du contrôle de la présence des élèves : tel est l'objectif avoué, du moins à Joliot-Curie.  
 
 
 
1.3. Pouvoir transcendant, pouvoir immanent 
 
 
 
L'installation de la biométrie dans les établissements scolaires n'a pas du tout été pilotée par une instance centrale, Ministère, Rectorats notamment ; elle s'est faite à l'initiative des seuls chefs d'établissement. Par ailleurs, si les trois établissements scolaires ont retenu la même technique, pour le même usage (le contrôle de l'accès à la demi-pension), il est apparu que les divergences l'emportaient dans une certaine mesure sur les rapprochements possibles : divergences notamment dans les motivations affichées, dans les discours produits sur la technique elle-même (par les élèves notamment), dans la mise en œuvre du dispositif (quels sont les personnels impliqués ? Où la reconnaissance biométrique se fait-elle, dans le self ou à l'extérieur ? Comment la biométrie se connecte-t-elle à d'autres outils de contrôle et de gestion, et quels sont ces outils ?). Il est apparu aussi que l'usage de la biométrie a eu des effets bien réels dans la redistribution des rapports de force au sein des établissements, entre élèves, parents d'élèves, administration, vie scolaire, professeurs. Deux conclusions donc : l'usage de la biométrie est concerné au premier chef par l'exercice d'un pouvoir ; une bonne compréhension du type de pouvoir qui se met en place, quand ces techniques se mettent à fonctionner dans la société, oblige à renoncer à la conception du pouvoir suggérée par la figure de Big Brother[5], au profit d'une analyse fine des rapports de force et des mécanismes de pouvoir qui leur sont immanents. Il s'agit en définitive de nous souvenir de la grande leçon de Foucault sur le pouvoir : pour comprendre les mécanismes et les effets du pouvoir dans les sociétés actuelles, il faut renoncer à la conception traditionnelle, juridique et négative du pouvoir, fondée sur la loi (l'interdiction). A cette conception juridique, qui est encore présente en filigrane des débats sur la biométrie (perçue comme un instrument entre les mains du pouvoir d'Etat), il faut substituer une conception technologique du pouvoir : le pouvoir est immanent à un ensemble de mécanismes spécifiques, qui forment « une machinerie dont nul n'est titulaire ». Personne n'est hors de la machine, personne n'a à lui seul la responsabilité de son fonctionnement. Il n'y a pas de pouvoir concentré entre les mains d'un seul, origine transcendante et source unique du pouvoir. Le pouvoir est hétérogène, régional, multiple, il se développe en des points innombrables. Analyser la biométrie comme instrument de pouvoir, c'est l'insérer dans des mécanismes de pouvoir spécifiques et locaux, c'est donc assumer l'hétérogénéité des rapports de force, et du pouvoir qui s'exerce de façon immanente à ces rapports de force, dans chacun des trois collèges.  
 
« La fonction primitive, essentielle et permanente de ces pouvoirs locaux et régionaux est [...] d'être les producteurs d'une efficience » (Foucault, 2001, p. 1006). Cette efficience a les plus étroites connexions avec ce qu'il est convenu d'appeler, de manière un peu floue, la rationalisation de la société. Au collège, l'usage d'un dispositif de contrôle biométrique doit permettre de rendre plus efficiente la gestion des flux de demi-pensionnaires, des paiements, des absences, en rationalisant les activités de gestion. Or, cette première désignation est encore très insuffisante : il ne suffit pas en effet d'évoquer une quelconque rationalisation en général, de manière univoque ; il faut analyser quel type spécifique de rationalité se met en place avec la biométrie, c'est-à-dire de quelle manière sont rationalisées les relations de pouvoir.  
 
Pouvoir et rationalité ont donc une effectivité locale d'abord. Inutile de chercher une explication première dans un sujet, ou un petit nombre de sujets qui décident des orientations générales. Il n'y a pas un pouvoir homogène qui se diffuse dans tous les interstices de la société, ce sont au contraire d'innombrables micro-pouvoirs qui finissent par se connecter entre eux et par constituer des nappes plus ou moins homogènes.  
 
 
 
Ne cherchons pas l'état major qui préside à sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes qui contrôlent les appareils de l'Etat, ni ceux qui prennent les décisions économiques les plus importantes ne gèrent l'ensemble du réseau de pouvoir qui fonctionne dans une société (et la fait fonctionner) ; la rationalité du pouvoir, c'est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s'inscrivent - cynisme local du pouvoir - qui, s'enchaînant les unes aux autres, s'appelant et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et leur condition, dessinent finalement des dispositifs d'ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant, il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques loquaces dont les "inventeurs" ou les responsables sont souvent sans hypocrisie (Foucault, 1976, p.125).  
 
 
 
Concernant l'enquête dans les collèges, des dispositifs d'ensemble n'apparaissent pas encore, il est sans doute trop tôt ; reste donc à analyser ces figures limitées, locales et spécifiques de la rationalité et du pouvoir. Je me limiterai dans la suite de cette communication au cas du collège Joliot-Curie de Carqueiranne[6].  
 
2. Un outil : la grille d'analyse du pouvoir de Michel Foucault 
 
La référence à Foucault semble s'imposer par quatre traits caractéristiques de la technique biométrique mise en place à l'école : un pouvoir qui fait tout voir (dont le panopticon est l'illustration bien connue) ; l'apparition de contraintes de rationalité nouvelles à l'école ; un pouvoir qui prend appui sur le corps ; un pouvoir qui fonctionne associé à la production d'un savoir sur les élèves.  
 
 
 
2.1. Biométrie et redéfinition de la fonction de surveillance 
 
 
 
La biométrie semble organiser la visibilité totale de l'espace dans lequel elle s'insère. Ainsi, le principal du collège Joliot-Curie dit chercher à obtenir une « transparence absolue » : il s'agit de savoir en permanence, et en temps réel, où sont et ce que font les élèves, notamment s'ils mangent ou s'ils ne mangent pas. Dès lors, on ne peut pas s'empêcher de penser au panopticon de Bentham. Notons que le panopticon n'est nullement limité à la prison, il s'agit d'une sorte de modèle architectural utopique censé s'adapter à tous les espaces dans lesquels la surveillance est un problème à résoudre (prisons, mais aussi écoles, casernes, asiles etc.). Notons aussi que le panopticon ne résume pas à lui seul la théorie du pouvoir de Foucault ; Foucault n'a jamais dit que l'organisation panoptique de la visibilité suffisait à résumer toute la technologie du pouvoir dans les sociétés actuelles (il a même dit le contraire). Cette dimension est donc importante dans le cas de cette étude sur la biométrie au collège, mais en aucun cas elle ne doit être considérée a priori comme la seule dimension, ni même peut-être comme la plus importante.  
 
Plutôt que d'invoquer de façon univoque une visibilité totale, il s'agit de décrire avec précision les mécanismes spécifiques qui assurent la mise en transparence de l'espace scolaire. La biométrie a été installée au collège de Carqueiranne en même temps ou presque que deux autres outils de suivi des élèves : premièrement, un logiciel permettant de mettre en ligne, et en temps réel, les notes de chaque élève sur le site de l'établissement. Ce site est consultable par les parents, qui accèdent aux résultats de leurs enfants grâce à un code confidentiel. Deuxièmement, un logiciel permettant au chef d'établissement d'envoyer un SMS sur le téléphone mobile des parents (principalement utilisé pour avertir les parents des retards de leurs enfants, et ceci en temps réel). La biométrie s'insère donc dans un dispositif plus général d'informatisation de la gestion des élèves dont l'apport essentiel, en terme de surveillance, semble être de rendre possible un suivi des élèves en temps réel. Jusqu'à un certain point, l'enjeu ici est le temps, et non l'espace (c'est moins vrai au collège de Sainte-Maxime). Le modèle du panoptique n'est alors peut-être pas le plus adéquat.  
 
Considérer la maîtrise du temps, et non de l'espace, comme l'enjeu majeur du dispositif de surveillance et donc de la biométrie à l'école, ce n'est pas dire que l'objectif premier est d'accélérer le passage des élèves à la cantine. Certes, cette dimension est évoquée par certains chefs d'établissements : face à un nombre croissant de demi-pensionnaires, la gestion efficace des flux devient une priorité. Mais l'objectif n'est pas de gagner du temps, il suffit tout au plus de ne pas en perdre : sept ou huit secondes maximum pour chaque élève, telle est la limite au-delà de laquelle le système ne peut pas fonctionner. Sept ou huit secondes, c'est beaucoup plus qu'un contrôle effectué par un surveillant qui coche sur des listes les noms des élèves (une seconde environ). L'intérêt de la biométrie est donc bien ailleurs, dans la possibilité de libérer l'un des surveillants pour d'autres fonctions (automatisation de la surveillance), et dans la possibilité d'assurer un contrôle fiable des élèves.  
 
Resitué dans l'ensemble des outils informatiques du contrôle (notes en ligne, SMS), la biométrie révèle donc son fonctionnement spécifique dans les mécanismes du pouvoir qui s'exerce sur les élèves : il s'agit d'une part de transférer la fonction de surveillance (du moins la fonction de surveillance assurée à l'entrée de la demi-pension), des surveillants proprement dits à un dispositif technique, et d'autre part de multiplier les acteurs de cette surveillance, et pas seulement autour de la demi-pension. En effet, la technique biométrique constitue un point d'appui pour d'autres acteurs que les personnels de la vie scolaire, qui se mettent à exercer une fonction de surveillance sur les élèves. Le rôle du gestionnaire, et des personnels de l'intendance en général, se trouve ainsi renforcé. Ces personnels semblent occuper une position plus importante dans le nouveau dispositif de surveillance. Le fait est sensible au collège de Sainte-Maxime surtout, mais il l'est aussi dans les autres établissements.  
 
La redistribution du pouvoir renforce aussi la surveillance exercée par une autre catégorie d'acteurs : les parents. Les élèves de Joliot-Curie expriment très bien ce qui apparaît comme une crainte, celle de voir entrer la surveillance parentale au sein même de l'établissement. Le chef d'établissement motive en effet la mise en place de ces outils de suivi par la possibilité d'informer en temps réel les parents, et ceci afin de leur donner les moyens de réagir très vite en cas de difficultés rencontrées par leurs enfants. L'objectif est clairement pédagogique. Rien ne doit rester caché. Les outils de suivi doivent en particulier permettre de déjouer les stratégies de dissimulation des élèves. Cette situation n'est pas sans rappeler les analyses de Foucault sur l'émergence au XIXe siècle de la grande fonction de surveillance-correction, relayée par les instituteurs de la République. Le chef d'établissement du collège de Carqueiranne pense sa mission éducative en étroite collaboration avec les parents. Or, renforcer les instruments de la surveillance parentale au sein de l'école, n'est-ce pas briser l'image de l'école comme lieu traditionnel de transgression pour les enfants, en particulier touchant l'alimentaire : n'est-ce pas d'abord à l'école, avec ses camarades, que l'enfant libère au moins partiellement son alimentation de la surveillance parentale ? Au cours de l'entretien, il est apparu que certains élèves associaient la biométrie à des représentations infantiles d'angoisse. Certains petits ont même évoqué la présence d'un monstre à l'intérieur de la machine. Les plus grands rationalisent leur peur, mais ils l'expriment dans des termes assez proches : on a peur de se faire électrocuter en mettant la main dans la machine, par exemple. La machine ne punit pas comme le ferait un maître sévère, s'adressant à des élèves dissipés ou peu studieux : elle châtie. Châtiment et punition ne doivent pas être confondus. Un élève explique que pour lui, la biométrie signifie qu'il ne pourra plus choisir de ne manger ou de ne pas manger. Etrange idée, puisque le but du principal n'est évidemment pas d'obliger les enfants à ingérer leur repas. Dans cette peur s’exprime l’idée que la machine tient davantage de l'ogre ou du croquemitaine (si tu ne manges pas ta soupe...) que du surveillant qui administre des punitions. On remarque que les élèves, dans les trois établissements, ont une bonne image des surveillants. Ils sont parfois proches d'eux. Ce n'est pas la fonction de surveillance elle-même qui est en cause, c'est la nature d'un pouvoir qui s'exerce sur eux, dont les surveillants ne sont plus les seuls ni même peut-être les principaux relais ; un pouvoir qui est vécu comme infantilisant et qui passe par la machine. Une surveillance sans les surveillants, en somme. 
 
Deux anecdotes illustrent la perception de la machine comme relais de l'autorité parentale à l'école : dans le journal des élèves daté du mois de novembre 2003, un dessin représente un enfant devant la machine. Il introduit sa main et la machine, au lieu de le laisser passer après authentification, lui dit : tu as les mains sales, vas te laver. Sur le même thème, le prestataire technique explique que lors de l'enrôlement[7] (dans l'un des trois collèges), une élève s'inquiétait de poser la main dans l'appareil parce que d'autres avant elle l'avaient fait et pouvaient avoir les mains sales. Cette idée est revenue lors des entretiens. Se laver les mains avant de manger : injonction typiquement parentale.  
 
 
 
2.2. Biométrie, rationalité, norme 
 
 
 
La rationalisation des relations de pouvoir a deux aspects différents : premièrement, une intériorisation par les élèves de contraintes de rationalité nouvelles. Celui qui chercherait dans le discours des élèves l'expression d'une résistance frontale à la biométrie risque d'être déçu. Ce qui apparaît plutôt, du moins à Carqueiranne (ce thème est il est vrai moins sensible ailleurs), c'est une demande d'intensification du pouvoir et de son efficacité. En deux mots : le dispositif biométrique n'est pas assez fiable, les fraudes sont possibles ; on peut améliorer le système disent les élèves. Ils ont comme une fascination pour les instruments du pouvoir. Les élèves s'attendaient à ce que la biométrie, par un imposant système de sas, de portes blindées (ici, le cinéma est pourvoyeur de représentations), instaure un passage au compte-gouttes. La réalité est différente, un simple portillon (que l'on peut facilement enjamber) est déverrouillé si l'authentification a lieu normalement. Comme dans le métro. Les élèves se disent déçus de ce qui apparaît en somme comme un manque de sérieux, de crédibilité. Dans l'évocation d'un passage au compte-gouttes, les élèves semblent reproduire l'idéal d'un ordre où l'espace est rendu transparent à ceux qui surveillent, où les flux sont gérés de manière entièrement rationnelle et où les mécanismes du pouvoir qui s'exerce individualisent à l'extrême les êtres humains.  
 
Les élèves expliquent aussi que l'attribution des codes[8] (à cinq chiffres) s'est faite de manière irrationnelle, puisque les codes de deux élèves qui se suivent selon l'ordre alphabétique dans une même classe, ne sont pas consécutifs. Il est vrai que cette remarque ne témoigne pas uniquement d'une forte demande de rationalité, elle peut aussi être comprise à l'inverse comme un refus de l'atomisation individualisante que la machine pousse très loin. En effet, les élèves justifient leur critique en décrivant une situation simple : un élève se présente devant la machine, il a oublié son code, si les codes se suivaient il pourrait se tourner vers son camarade derrière lui (les élèves sont en effet appelés classe par classe, et dans l'ordre alphabétique), lui demander son code et en déduire le sien. Contre la séparation atomisante donc, refaire la continuité du lien social. Néanmoins, il apparaît que l'installation de la biométrie à l'école ne se limite pas à l'apparition d'un nouvel outil : la biométrie ouvre un champ de rationalisation nouveau, les codes créent des contraintes de rationalité inédites intériorisées par les élèves.  
 
Deuxièmement, la rationalisation des relations de pouvoir prend l'allure d'un renforcement de la norme : norme de comportement au moment des repas (il faut aller manger) ; norme de comportement lors du passage proprement dit (les élèves sont tenus d'adopter une attitude standard en se présentant devant la machine). Ce thème est évidemment à mettre en rapport avec ce que Foucault appelait la discipline : un mécanisme de pouvoir par lequel il devient possible de contrôler le corps social jusqu'aux individus, en contrôlant leur comportement (chaque élève doit passer tranquillement à l'appel de son nom) et en intensifiant leur performance (la main doit être positionnée de manière très précise dans la machine, en serrant bien les picots, et ceci afin de ne pas ralentir la cadence). Une société disciplinaire explique Foucault, ce n'est pas une société dans laquelle les individus sont de plus en plus obéissants. C'est une société dans laquelle on a cherché un ajustement de plus en plus rationnel et économique entre les activités productives (assurer la bonne gestion des flux), les réseaux de communication (via l'informatisation généralisée de la surveillance) et le jeu des relations de pouvoir (Foucault, 2001, p.1054).  
 
Certes, la biométrie n'est pas explicitement décrite comme normalisante par les élèves. Néanmoins, un détail loin d'être anecdotique témoigne d'une sourde perception chez eux de la fonction normalisante de la biométrie. Dans le journal des élèves, un texte sur la biométrie est présenté immédiatement après un article un peu surréaliste portant sur le thème de l'uniforme scolaire à l'école. Faut-il réintroduire l'uniforme à l'école ? Les élèves adoptent un ton très critique à l'égard du gouvernement qui voudrait normaliser la vie scolaire, en portant atteinte à une liberté jugée essentielle : celle de s'habiller comme on veut. Dans cet article il est question de révolte, de lutte pour la liberté, de refus de la normalisation à outrance, d'opposition au pouvoir. Le pouvoir visé ici, c'est le pouvoir conçu de manière traditionnelle comme pouvoir d'Etat, pouvoir juridique et négatif.  
 
Contre les mécanismes de ce pouvoir beaucoup plus diffus, qualifié par Foucault de technologique et dont la biométrie apparaît comme un puissant relais, il est vrai que les élèves semblent être démunis. Pas de résistance ouverte, pas d'opposition frontale, aucun appel à la révolte. La situation serait plutôt d'acceptation, et d'intériorisation des injonctions de rationalité. Cependant, et c'est aussi le grand enseignement de Foucault, l'alternative n'est pas entre l'opposition frontale et ouverte, et pas d'opposition du tout ; entre le refus et la soumission. L'insistance des élèves à souligner le manque d'efficacité du dispositif de surveillance (biométrie, mais aussi SMS) ne témoigne pas nécessairement d'une complète soumission à un pouvoir extérieur. Foucault a distingué les deux registres de l'opposition et de la transgression. Le transgressif dit Foucault, ce n'est pas le subversif, « il n'est pas animé par la puissance du négatif ». La biométrie est souvent associée à la représentation d'un pouvoir totalitaire et tentaculaire, massif et homogène, qui s'exerce de façon indifférenciée sur les êtres humains ; ceux-ci opposent alors à ce pouvoir qui vient d'en haut leur capacité de résistance et de subversion. Or, les élèves n'évoquent jamais les débats qui semblent familiers aux adultes. Ils ne connaissent pas la CNIL, le thème de la protection des données personnelles ne les concerne pas, ils ne perçoivent pas la biométrie comme liberticide. En revanche, l'installation de la machine est pour eux l'occasion d'explorer (fût-ce en imagination seulement) de nouvelles possibilités de transgression. La transgression n'est pas l'opposition violente au pouvoir et à ses instruments. A aucun moment les élèves ne parlent de s'en prendre à la machine. Il n'y a chez eux aucune intention de la saboter. Mais écoutons ce qu'ils nous disent : « notre machine a montré quelques défauts, d'où sa suspension[9], bientôt les réparations. On espère tous la retrouver mais, qui sait ? peut-être qu'à son retour d'autres défauts surviendront ? » (extrait de l'article du journal des élèves). De toute façon, ça ne marchera pas, du moins pas comme l'espère le pouvoir. Ce n'est pas subversif, c'est irrévérencieux et malicieux. D'ailleurs, remarque profondément Foucault, si le pouvoir cherche en permanence à multiplier ses points d'exercice, ses instruments, et à renforcer leur efficacité, c'est bien qu'en définitive ça ne fonctionne pas. « Si on a assisté au développement de tant de rapports de pouvoir, de tant de systèmes de contrôle, de tant de formes de surveillance, c'est précisément parce que le pouvoir était toujours impuissant » (Foucault, 2001, p.629). Dans 1984, ou dans Brave New World, ça ne peut pas ne pas marcher. C'est toute la différence. 
 
 
 
2.3. Un nouveau bio-pouvoir ? 
 
 
 
Les techniques biométriques semblent plus que jamais assurer l'investissement des corps par le pouvoir, ce qui comme on sait est l'une des grandes idées de Foucault : à partir du XVIIIe siècle, le pouvoir apparaît comme bio-pouvoir, c'est-à-dire que le siècle inaugure une entrée de la vie dans l'ordre du pouvoir. Là aussi, une précision doit être apportée. Le bio-pouvoir a deux aspects essentiels : celui d'une anatomo-politique, pouvoir s'exerçant sur les corps individuels via les techniques disciplinaires du dressage (on se souvient des célèbres analyses de Surveiller et punir sur ce thème) ; celui d'une bio-politique, dont l'objet n'est plus le corps dressable mais la population : contrôle de la natalité, hygiène publique, santé publique, longévité, races etc. Dans le cas de la biométrie à l'école, cette évocation est très séduisante puisqu'on retrouve, en première analyse du moins, ces deux aspects du bio-pouvoir : un pouvoir qui s'exerce sur les corps individuels, par une inclusion des individus « à l'intérieur d'un système dans lequel chacun est localisé, surveillé, observé », et dans lequel chacun est en quelque sorte « enchaîné à sa propre identité » (la capture des données biométriques pose bien sûr la question de l'identité individuelle, ou plutôt, plus précisément, la question du mode d'individualisation identitaire des êtres humains dans le nouveau dispositif de pouvoir) ; un pouvoir qui s'exerce sur une population aussi, l'ensemble des demi-pensionnaires, en vue d'augmenter l'efficience de la gestion des flux.  
 
Toutefois, les mécanismes de pouvoir qui s'appuient sur la biométrie semblent dans une certaine mesure échapper à la caractérisation du bio-pouvoir au sens de Foucault.  
 
Du côté de l'anatomo-politique d'abord : le dressage disciplinaire des corps est une dimension bien réelle du pouvoir qui s'exerce, je l'ai évoqué plus haut dans les contraintes qui pèsent sur le comportement et la performance des élèves (positionnement de la main, ordre de passage devant la machine). Cependant, la capture des données biométriques ne relève pas aussi simplement du dressage. Le pouvoir reste très individualisant, mais le mode d'individualisation des sujets ne s'appuie peut-être plus essentiellement sur la discipline. Ce n'est pas le corps dressable qui est investi pas le pouvoir, du moins ce n'est pas lui seulement. Foucault lui-même constatait que « la discipline, qui était si efficace pour maintenir le pouvoir, a perdu une partie de son efficacité », ce qui nous oblige à « penser le développement d'une société non disciplinaire » (Foucault, 2001, p. 532, 533). Peut-être faut-il analyser le type de pouvoir qui s'exerce en s'appuyant sur la biométrie autrement que comme une intensification de la discipline. Ce n'est pas un retour à l'école disciplinaire que nos grands-parents et même nos parents ont connue.  
 
Du côté de la bio-politique ensuite : la gestion des flux n'est pas exactement identique à la régulation de la population. La population, ce n'est pas simplement un groupe humain important, c'est un ensemble « d'êtres vivants traversés, commandés, régis par des processus, des lois biologiques » (Foucault, 2001, 1012). Il s'agit bien d'une gestion de la vie, de sa productivité, de son maintien. Or, la gestion des flux de demi-pensionnaires ne s'inscrit pas dans un programme politique aussi vaste. Il n'est pas question de faire croître la vie comme telle. Ce n'est pas en tant qu'ils sont vivants que les élèves sont objets d'une technologie de pouvoir, c'est en tant qu'ils circulent. On dira tout au plus que la gestion des flux est l'une des dimensions de la bio-politique, mais qu'elle ne lui est pas coextensive.  
 
 
 
2.4. Pouvoir et savoir 
 
 
 
Foucault a enfin insisté lourdement sur une dimension essentielle du bio-pouvoir : il s'agit d'un pouvoir dont l'exercice est indissociable de la formation d'un savoir. Non pas que le pouvoir produise du savoir ; non pas à l'inverse que le savoir donne du pouvoir à celui qui le détient (ce qui est banal). Savoir et pouvoir sont contemporains dans la nouvelle technologie politique : l'insertion de l'être humain dans un dispositif de pouvoir est concomitante de son insertion dans un dispositif de savoir. Or, il apparaît qu'en effet l'usage de la biométrie au collège contribue dans le même temps au renforcement du contrôle et de la surveillance, et à la formation d'un savoir spécifique sur les élèves. J'indique ce point de façon allusive, évoqué essentiellement par le principal et la gestionnaire du collège de Sainte-Maxime[10]. Le point intéressant est que les producteurs de ces savoirs ne sont pas ceux auxquels on s'attendait, après avoir lu Foucault : par exemple l'assistante sociale, le médecin scolaire, l'éducateur (en l'occurrence, les personnels de la vie scolaire) ; les producteurs de savoir se trouvent dans le personnel d'administration : direction, intendance. Ce point confirme l'idée d'une redistribution des relations de pouvoir entre les différentes instances au sein de l'école.  
 
Un détail encore : les professeurs semblent être les grands perdants de cette redistribution. Dans ce jeu de savoir-pouvoir, dont la biométrie n'est qu'un élément, ils semblent occuper une position faible. C'est peut-être l'enseignement le plus marquant de cette étude en cours sur l'usage de la biométrie à l'école.

   
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Modifié en dernier lieu le 6.06.2006